Bonjour tout le monde ! J’espère que vous êtes toujours là, et surtout que vous allez bien.
J’ai été très touchée que plusieurs d’entre vous preniez de mes nouvelles, inquiets de voir Effleure hiberner douillettement depuis novembre. J’ai beaucoup pensé à vous, mais les fêtes de fin d’année puis les examens de fin de semestre m’ont tenue éloignée, et j’en suis désolée. Fort heureusement, le chocolat de Noël a disparu, la robe en satin de Nouvel An s’est rendormie sur son cintre et, depuis vendredi minuit, les examens sont officiellement passés. Alors, mes chers, ici, c’est le printemps, que dis-je, presque l’été, et Effleure refleurit, youpi !
Pour fêter ces retrouvailles, je vous propose de parler d’agriculture bio et de projets d’avenir avec Pascal Olivier, Responsable de l’Antenne romande de Bio Suisse (marque Le Bourgeon), qui nous éclaire sur un marché en pleine (et saine) expansion.
Bonne lecture,
Céliane
Avez-vous grandi dans un milieu paysan ? Pourquoi ce domaine-là a-t-il eu un attrait pour vous ?
J’ai grandi sur une ferme vaudoise, dans un petit village. Aujourd’hui, mon frère ainé a repris l’exploitation. Je me souviens qu’à l’école à Nyon, j’étais toujours le seul issu d’une famille agricole. Un pied en ville un pied à la campagne. J’ai opté pour des études supérieures en agronomie, la science de la terre, de la production.
J’ai fait une haute école spécialisée, et suis devenu ingénieur agronome, mais sans spécificité en agriculture biologique. D’ailleurs, à relever qu’à cette époque-là, il n’y avait aucune heure de cours obligatoire sur l’agriculture biologique. Il y a eu une fois une excursion sur une ferme bio, une après-midi. J’y étais allé, je me souviens très bien, ça nous avait paru sympa, mais rien de plus, c’était un truc facultatif comme le basket ou l’atelier macramé. L’agriculture biologique, c’était « nebenbei », à-côté.
Et qu’est-ce qui vous a fait vous intéresser au bio ?
J’avais choisi d’étudier l’agriculture tropicale, internationale, ce qui m’a amené à travailler deux ans au Mali et au Cameroun, il y a une vingtaine d’années comme conseiller agricole. Et là, j’ai vu les méfaits incroyables de la production de coton standard. J’ai vraiment vu des gens intoxiqués par les produits, notamment les insecticides, qu’ils mettaient sur leur coton, dans des conditions de travail rudimentaires. Ils étaient parfois très, très malades. Ça, m’avait fait un premier déclic.
Je suis rentré après avoir vécu ces expériences, qui m’accompagnent toujours aujourd’hui. J’ai ensuite trouvé un poste de conseiller agricole en Suisse, pour lequel j’étais aussi responsable de l’agriculture biologique. Ce type d’agriculture en était à ses débuts, mais dès le départ, ça a été intégré à mon métier. J’ai été au contact des pionniers du bio de la région, qui m’ont beaucoup appris. Je me suis aussi abonné à pas mal de revues qui traitent entre autres de la question des OGM, des problèmes du nombre d’insectes qui diminue, les poissons aussi… toutes ces études environnementales.
Quelle a été l’évolution du bio, depuis les années 1990 ?
Bio Suisse est une association privée, en main de producteurs uniquement, qui a été fondée en 1981. On voyait les méfaits de ces produits même en Suisse, qui ne sont pas si mineurs que ça. En vingt ans, on a vu l’agriculture bio qui prenait de l’ampleur. Le bio est vraiment, à cette époque-là, donc au milieu des années 90, sorti de son petit créneau qui était vraiment limité à des magasins spécialisés, comme des magasins de diététique.
C’est à ce moment-là que les deux grands distributeurs de Suisse se sont intéressés au bio, pour différentes raisons, bien sûr aussi pour de motivations pécuniaires. Et puis, boum, aux alentours de l’an 2000 déjà, les ventes bio explosent. L’agriculture suisse a été très sollicitée et stimulée par ces distributeurs qui leur disaient « Vous ne voudriez pas changer un peu votre production et faire plus de bio ? ».
L’une des missions principales de Bio Suisse est d’informer les gens. Et on ne cache rien non plus, on ne va pas idéaliser, on le dit : si on doit traiter des arbres fruitiers avec des produits naturels, on va quand même passer avec un tracteur, avec une pompe, avec dedans des produits comme de l’huile de fenouil, du soufre ou de l’argile.
Les gens sont parfois sceptiques quant à la crédibilité des labels bio. Alors quelles sont les exigences fondamentales auxquelles les agriculteurs et horticulteurs doivent répondre ?
Ce qui a motivé déjà les pionniers était l’histoire de la cohérence. C’est-à-dire que toutes les activités de la ferme doivent être en bio. Ils ne peuvent pas, par exemple, se dire : « La vigne, elle est bio, le reste, je le fais en standard. » C’est une des grosses contraintes par rapport à l’étranger, notamment en France ou en Italie où on peut avoir seulement un secteur bio. Au début, le bio ne concernait que la vente directe, donc c’était aussi une question de crédibilité. Si le samedi je suis au marché avec des légumes bio et que vous me voyez le lundi-mardi-mercredi aller désherber mes champs à la main, et puis le jeudi-vendredi-samedi, je passe avec des produits chimiques sur des autres parcelles… C’est impossible.
Un autre fondamental est le renoncement à tous les produits de synthèse. On renonce à tous les produits chimiques que l’homme a synthétisés, qui n’existent pas dans la nature. La grande raison est que si, prenons par exemple un champignon, existe ; c’est que la nature, donc le sol, les eaux, peut le dégrader. C’est le résultat de millions d’années d’évolution, il n’y a rien qui se perd et rien qui se crée, donc il n’y a pas de « déchet naturel». Donc une des grosses idées de départ, c’est de ne pas mettre quelque chose de totalement artificiel dans ce cycle. Ces deux principes sont les fondamentaux qui rassemblent tous les labels biologiques de la planète, et puis il y a des nuances selon les pays et les labels.
Quelles ont été vos plus grandes victoires ?
Alors, l’une des grandes avancées, c’est d’avoir pu prouver qu’une autre agriculture est possible. Que l’agriculture traditionnelle, qu’on connaissait avant les produits chimiques, fonctionne toujours. Pourtant, je vous assure que les lobbys agricoles sont puissants et qu’ils ont tout fait pour essayer de nous faire penser que ce n’était pas possible de nourrir l’humanité avec une agriculture bio, que c’était une utopie, qu’il fallait « être progressiste et aller avec son temps », et caetera. En Suisse, on a eu la chance d’être l’un des premiers pays qui reconnaissaient l’agriculture biologique comme étant un système à part entière qui était valable. C’est une grande victoire et c’est sur cela qu’on a construit patiemment.
Ensuite, de voir qu’il y a de plus en plus d’agriculteurs qui s’y intéressent et adhèrent. Pour l’instant, avec Bio Suisse, il y a six-mille-cinq-cents exploitations Le Bourgeon et grâce à 2017-2018, on va arriver proche des sept-mille. Ça fera environ 14% de fermes bio en Suisse, le « record du monde » étant l’Autriche, avec 20%.
Et quels défis vous attendent ?
Grande question ! Ce sont toutes ces questions qui ont trait à l’énergie, je pense. Le bio fait déjà énormément pour la nature et les contrôles sont poussés, mais dans ce domaine on n’a pas de différence notoire avec l’agriculture standard pour le moment. Par contre, il y a des gens qui vont installer par exemple des panneaux photovoltaïques sur leur ferme à titre privé. Mais c’est leur décision à eux.
Depuis le début ça turlupine les agriculteurs bios, cette cohérence avec la consommation d’énergie. En 1981 déjà, les transports de marchandises par avion ont été interdits. Le chauffage des serres en hiver est aussi interdit en bio, on peut seulement les maintenir « hors-gel », donc à 5 degrés. Mais comme, en tant que consommateurs, on aimerait bien parfois manger en hiver une salade verte, un haricot ou des courgettes, nous avons environ mille-huit-cents fermes qui sont répertoriées Bourgeon hors de Suisse : en Italie, en Espagne, aussi dans quelques pays à l’Est de l’Europe pour des produits comme les céréales ou le soja. Ces fermes travaillent avec les mêmes standards qu’en Suisse et nous exportent leurs produits durant l’hiver. Par camion, bateau, et train bien sûr. Quelque part, on se dit que si on peut nous, avec notre consommation d’aujourd’hui à Lausanne, influencer et apporter un bien aux pays limitrophes, c’est très positif aussi.
On se demande si on ne voudrait pas être plus contraignants avec l’énergie. Une idée serait par exemple que chacun produise une partie de son énergie. On ne peut pas demander 100% d’énergies renouvelables dès le début, mais on peut commencer par vingt, trente, quarante pourcents d’énergie auto-produite.
Et puis il y a des discussions importantes sur les aspects sociaux, où on a déjà bien avancé. Depuis une dizaine d’années, nous avons mis en place un cahier des charges sociales pour les employés dans l’agriculture et horticulture. Parce qu’on s’est dit : « C’est bien, les animaux sont bien traités, les sols respectés, les végétaux et les eaux aussi… mais les humains, finalement, c’est quand même central. ». Et ça, ça devrait à mon sens être encore un peu développé. Mais c’est déjà pas mal et nous avons déjà quelques producteurs qui nous avaient quittés, à l’époque, parce qu’ils trouvaient ce chapitre social du cahier des charges trop contraignant, par exemple le fait que les employés doivent avoir des contrats écrits, des vacances.
Il y a encore plein de défis à relever, par exemple accompagner une transition, et je dis bien « accompagner » parce que c’est un mouvement qui doit venir de la population, pour commencer à limiter le gaspillage alimentaire. C’est quand même une des grosses plaies de notre société. Ou diminuer la consommation de produits animaux. Une bonne partie de nos membres ont des animaux, mais on peut se dire qu’on mange moins de viande, mais qu’on mange de la meilleure viande, nourrie principalement à base d’herbages.
Des scientifiques, il y en a certains dans ce bâtiment qui ont participé à des études au niveau mondial, qui ont montré que c’était possible de nourrir la planète en bio, mais que ce n’est plus possible tout seuls. On ne peut plus dire « Secteur agricole : débrouille-toi !» : si on ne réduit pas la consommation de viande et si on ne réduit pas le gaspillage alimentaire, on ne peut pas. C’est une question qui nous tourne tout le temps dans la tête, et aussi dans celles de nos membres, de savoir comment, nous qui étions un peu les pionniers de cette réflexion de base sur l’environnement, inciter à aller plus loin que le bio ? On aimerait bien reprendre un rôle dans ce questionnement.
Quel est le profil type des agriculteurs qui font une demande pour recevoir le label Le Bourgeon ?
Ce sont des gens qui veulent encore se donner un défi, qui sont exigeants par rapport à leur propre production, à eux-mêmes et qui ont l’impression d’être arrivé au bout de quelque chose et de tourner un peu en rond. On se complique la vie en passant au bio : on remet en question toutes ses habitudes, on doit parfois changer de machines pour désherber, c’est une reconversion qui prend deux ans au minimum. Ces agriculteurs cherchent un défi et c’est vraiment ce qui me plaît le plus : de retrouver des gens supermotivés. Les paysans travaillent en général trois-mille heures par an sur leur ferme. Ils bossent beaucoup et fort, se lèvent à cinq heures du matin, ont une à trois semaines de vacances par année maximum… et, franchement, la grande majorité a du plaisir à se lever, à dire qu’ils sont paysans bio. Ça change leur image aussi. Ils retrouvent cette envie de travailler et cette curiosité de se demander comment faire autrement. Par exemple, il y a quelque temps, il y a cet homme de soixante et un ans qui a décidé de faire une demande pour obtenir le label Bourgeon et qui m’a dit : « Ça fait quinze ans que j’hésite, mais cette fois, ça y est : je me lance ! ».
Le site du Bourgeon
Photos de Giorgia Miano