Laurent Maeder est manager chez EPEA Switzerland (Environmental Protection Encouragement Agency) et travaille sur le modèle hyper innovant Cradle To Cradle (du berceau au berceau), qui accompagne des entreprises dans leur transition vers un modèle plus durable. Car dès la fabrication des produits, on peut non seulement faire « moins mal », mais « faire mieux ».
Pour y avoir travaillé pendant de nombreuses années, Laurent Maeder connait l’industrie du textile, des usines jusqu’aux arguments de vente, en passant par la toxicologie. Pour le chef d’entreprise devenu responsable de projets et professeur, le temps des changements d’envergure est venu. Car comme il le glisse à la fin de l’interview : travailler pour améliorer les produits dès la chaîne de production est un défi à relever, mais « n’est aucunement utopique ».
Et si les déchets appartenaient au passé ?
Céliane
Avec Laurent Maeder, on parlera d’économe circulaire, de design malin, de publicité des années 1980 et de beaucoup d’autres choses
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?
C’est d’avoir l’impression de pouvoir changer des choses. C’est un programme extrêmement ambitieux, puisque ce que l’on essaie de faire chez Cradle To Cradle, c’est de passer d’un modèle d’utilisation purement linéaire, c’est-à-dire utiliser les ressources, consommer des biens pour qu’ils finissent comme des déchets, à un modèle circulaire. Donc notre but est d’éliminer la notion de déchet pour générer des ressources et non pas des déchets. Ça passe par la toxicologie, ça passe par l’énergie verte, ça passe par la gestion de l’eau et par l’innovation sociale, donc c’est vraiment très, très, ambitieux et c’est le seul modèle qui me paraît concluant.
Donc vous avez vu d’autres modèles économiques qui vous ont paru moins convaincants ?
Oui, j’ai participé pendant très longtemps à l’économie linéaire. Si on reprend un petit peu l’évolution : mes parents étaient dans cette thématique où on leur a facilité la vie, c’est-à-dire qu’on leur a créé des objets en plastique, « plus besoin de laver, jetez ». Ensuite, dans les années 1980-90 l’aspect de « jetable » était même un argument marketing. Dans les publicités pour des briquets ou des rasoirs, on mettait cela en avant : super, c’était jetable ! Aussitôt consommé, aussitôt jeté. On n’avait plus besoin d’avoir des gourdes puisqu’on avait des bouteilles en plastique jetables, il suffisait d’aller à la station du coin acheter sa bouteille en PET.
Donc ça a été une évolution jusqu’à la situation actuelle qui fonctionne encore malheureusement selon ce modèle-là. J’ai travaillé dans l’industrie du textile pendant très longtemps, j’ai travaillé avec beaucoup de systèmes de certification et aucune ne convenait tout à fait puisqu’on arrivait finalement au « même » résultat. C’est-à-dire qu’on faisait « moins mal », mais on ne faisait pas « mieux ». Ce qu’on appelle l’économie circulaire, c’est quelque chose dont on parle depuis à peine une dizaine d’années.
J’ai vu que vous donniez des ateliers sur le thème de l’écologie. Dans quel cadre ?
Dans tous les cadres ! En dehors de ce que j’essaie de faire dans le textile, si je peux dialoguer avec des gens pour qu’ils réfléchissent à leur manière de consommer ou à leur manière d’entreprendre quelque chose, je le fais. Donc je donne des cours pour un Master de Développement durable à Gland (Sustainability Management School). Je donne aussi des cours sous forme d’ateliers aux hautes écoles de design industriel. Ça me permet de discuter avec les designers de demain, de leur dire qu’ils peuvent peut-être intégrer dans leurs réflexes, quand ils designeront des produits, cette dimension de durabilité. Je viens également parler dans des évènements publics, par exemple dans le domaine de la construction.
Ça nous a quand même pris du temps de pouvoir donner ces cours, parce que ce n’est pas facile d’arriver dans les écoles avec un modèle très éloigné de l’actuel, avec d’autres matériaux ou d’autres systèmes d’utilisation.
Vous auriez un exemple ?
Par exemple : les imprimantes. Le chariot pour le format A4 n’a pas changé depuis que le A4 existe et je vois mal des gens venir le modifier tout d’un coup, donc il n’y a aucune raison de changer une imprimante. Le premier livre sur l’économie de la fonctionnalité, dans les années 1960 disait déjà qu’on avait une consommation effrénée qui, à un moment donné, allait nous poser problème en terme de ressources et en terme de déchets.
Les premiers à travailler là-dedans, étaient les vendeurs d’imprimantes. C’est-à-dire que les gros fabricants proposent aux bureaux de louer les imprimantes et de payer à la feuille et non plus d’acheter la machine. Ça se fait beaucoup maintenant. On a toujours une imprimante qui imprime des feuilles, on n’a pas perdu en confort de vie. D’un coup, si l’utilisateur n’est plus propriétaire mais qu’il est utilisateur, le fabricant d’imprimante a tout intérêt à fabriquer une imprimante qui va durer longtemps !
Ce qu’on n’a pas encore dit sur l’économie circulaire, c’est l’impact sur l’emploi. Si on répare les choses et qu’on les entretient, c’est des emplois qu’on crée. Donc économiquement, ça fonctionne aussi. J’ai depuis quelques temps des séances avec des gens de l’Union Européenne, et on veut démontrer qu’on peut créer de l’emploi en changeant de mode de production.
Quel a été votre parcours avant d’entrer chez Cradle To Cradle ?
J’ai surtout étudié « en faisant », le côté pratique. J’ai travaillé dans des usines en Inde, en Chine, au Portugal, en Turquie. En usine, j’ai suivi les flux : les flux énergétiques, les flux de l’eau. On voit des bidons avec des têtes de mort dessus arriver à l’endroit où on teint les tissus et il y a de l’eau d’une certaine couleur qui ressort… en suivant tous ces flux on se rend bien compte où il y a des problèmes et où on doit agir.
Bien sûr ensuite j’ai fait une formation en environnement (CAS, Sustainable development, Certificate of Advanced Studies à LA Heig-vd) et puis j’ai travaillé dans des groupes dans lesquels il y a pas mal de scientifiques. J’ai étudié la chimie, j’ai étudié l’énergie. J’ai travaillé dans le social par le passé. J’ai aussi créé ma propre entreprise, FLD dont le but était la traçabilité et la responsabilité environnementale et sociale, avant de découvrir Cradle To Cradle. Donc tout se rejoint et ce qui me manquait c’est cette vision de circularité. Quand j’ai rejoint Cradle To Cradle, le leitmotiv m’a beaucoup plu : c’était de ne pas faire moins mal, mais de faire mieux. Et ça m’a paru sensé, donc je me suis beaucoup engagé et renseigné.
Et passer à un modèle circulaire, ça vous paraît réalisable aujourd’hui ?
Techniquement, c’est réalisable. On a déjà quelques exemples qui démontrent que ça fonctionne. C’est purement d’un point de vue économique qu’on est à contre-courant. Aujourd’hui on est encore dans la logique de la possession pure et les gens vont plutôt essayer d’acheter les produits les moins chers possibles. Ta génération (j’ai vingt ans) est déjà plus dans le partage, mais tant qu’on est encore dans cette logique de possession à moindre coût, ce sera difficile de faire des produits qui sont durables et très, très bon marché.
Dans le textile, par exemple, il y a des habits qui sortent de la fast fashion (qui diffuse dans des temps records des collections sans cesse renouvelées, selon le Monde Economique), ils sont portés en moyenne deux à trois fois et à peu près trente pourcents passeront directement de l’usine à l’incinérateur. C’est une espèce d’achat spontané qui se fait, qu’il s’agisse de vêtements ou de nourriture. Comme ce n’est pas cher on remplit le caddie, avec une espèce de légèreté… Donc ce n’est pas un problème technologique, c’est un problème de modèle économique.
Quand les gens regardent un habit aujourd’hui, ils n’arrivent pas à voir le travail qu’il y a derrière. Ils voient un truc, par exemple un t-shirt, qui coûte cinq francs et ils se disent : « Ah c’est rien, je peux me l’offrir, je me fais plaisir, c’est sympa. ». Alors que là-derrière il y a de l’eau, il y a de la chimie, il y a des valeurs, il y a du sang, il y a des kilomètres. Il y a un travail monstrueux sur un t-shirt ! Si on voulait rémunérer le travail, et recycler l’eau, et utiliser les bonnes teintes, et cætera, le t-shirt coûterait un peu plus cher.
Comment pourrez-vous éliminer la notion de « déchet » ?
On peut faire des produits beaucoup plus durables : on arrive à recycler les plastiques, si on les fabrique pour être recyclés. On sait que le recyclage, le vrai recyclage, peut être possible si on fait des objets qui sont facilement démontables. Aujourd’hui, le recyclage ne fonctionne pas parce que les produits sont extrêmement difficiles à séparer. À part bien sûr l’emballage, mais ça c’est superflu. Si on prend l’électronique, par exemple, c’est intéressant, essayez de démonter un téléphone portable normal, ne serait-ce que pour changer la batterie….
Mais le Fairphone (smartphone que Laurent Maeder possède d’ailleurs), est un exemple à suivre, puisqu’on peut l’ouvrir et le démonter. Donc c’est possible, puisque Fairphone le fait. Mais, là aussi, les marchands sont encore dans un paradigme « achète le moins cher possible, revends le moins cher possible, et recommence l’opération aussi souvent que possible ». On doit sortir de ça.
On doit démontrer que consommer moins, ce n’est pas enlever de la qualité de vie. Quand on parle d’économie circulaire, ou quand on parle de partage, les gens nous disent parfois : « Mais alors vous voulez voler ma liberté ! », alors que non, ce n’est pas retourner à l’âge de pierre, bien au contraire ! C’est avoir une meilleure qualité de vie, parce qu’on parle bien de qualité. On essaie aussi déjà de supprimer tout ce qui est toxique dans les chaînes de production, donc c’est rajouter de la qualité de vie et ce n’est pas supprimer une liberté. Pour moi ce sont surtout des produits de bien meilleure qualité, on ne perd rien dans l’opération. Et ce n’est pas plus cher à long terme.
La mode écologique ou équitable reste souvent plus chère. Comment faire quand on a peu de moyens ?
Ça a été et c’est toujours un questionnement, parce que dans le textile de masse, pour avoir de petits prix, il faut faire des choses de masse, forcément. En revanche, c’est relativement difficile de se lancer directement à cette échelle. Alors on se dit : « Est-ce que je pars dans un projet plus petit ? ». Et du coup on se retrouve dans une micro-niche et il y a peu de choses qui se font concrètement. Je n’ai absolument rien contre ces projets-là, au contraire, j’en soutiens même quelques-uns ! Mais je travaille depuis un moment dans l’industrie et plusieurs grandes marques sont en train de nous rejoindre. Notre idée, c’est de changer l’industrie textile au niveau national, et l’objectif, à terme, c’est quand même de sortir tout ce qui est toxique des chaînes de production, donc de revenir pour les producteurs à une situation d’eau qui est vivable, et aussi de changer les facteurs sociaux, même si ce sera difficile. On travaille donc avec de grosses industries parce qu’on a pour but de changer les choses de manière large. Pour que tout le monde puisse y avoir droit.
On parlait de nourriture : ce n’est pas normal que les gens qui ont moins d’argent doivent s’intoxiquer parce qu’ils n’ont pas les moyens de manger sainement. Et pour ça il faut travailler dans le concret et aller convaincre des grosses entreprises de ne plus utiliser des substances qui sont dangereuses. Il y a un énorme travail.
Le changement de mode de consommation va prendre combien de temps selon vous ?
Ça dépend de vous ! Ça dépend des jeunes. Je pense que communiquer est important, il faut sensibiliser les gens pour qu’ils commencent à regarder un produit au-delà du prix, qu’ils se disent : « Mon téléphone, j’ai le droit de le changer tous les quinze mois parce que mon contrat me le dit, mais finalement, un téléphone c’est quelque chose qu’il a fallu construire, donc je réfléchis. ». On veut arriver à faire en sorte que les gens perçoivent un produit au-delà de ce que le contrat leur dit.
Il y a une phrase de Coluche que j’aime beaucoup qui dit : « Ah bon ? Parce qu’il suffirait qu’on arrête d’acheter pour que ça ne se vende plus ?! ». Et quelque part si les jeunes disent qu’ils ont maintenant envie d’un monde un peu différent, que les consommateurs commencent à demander des produits différents, l’industrie va tourner du jour au lendemain et faire ce que les gens veulent !
L’industrie suit la demande. Dans les années quatre-vingt, oui, on nous apprenait en cours de marketing qu’on était là pour créer la demande, mais ça c’est les années quatre-vingt ! Aujourd’hui c’est difficile de créer la demande dans notre société, puisqu’on a tout. Donc si les consommateurs commencent à dire qu’ils en ont marre de devoir tout le temps changer de téléphone parce qu’il tombe en panne tous les quinze mois, les industries, hop, elles vont changer leurs produits pour des produits plus durables. Il n’y a aucun obstacle pour qu’on change de modèle économique, maintenant c’est seulement une question de marketing et d’information des gens.
Parce qu’aujourd’hui, le retour sur investissement, il doit être dans les deux ans, alors si on veut changer de paradigme pour avoir des produits plus durables, il y a une phase d’investissement. On ne va pas s’y retrouver dans les deux ans. Ce qu’on fait chez Cradle To Cradle, ce sont des programmes qui demandent de l’innovation, ce sont des choses qui se font sur deux, trois, quatre, cinq ans.
Avec quel genre d’entreprise collaborez-vous chez Cradle To Cradle ?
Jusqu’à aujourd’hui, c’étaient principalement des entreprises familiales, pour une raison très simple : c’est que les entreprises familiales ont une vision à long terme. Elles ont envie d’être là dans vingt ans et elles ont envie de transmettre quelque chose, donc elles se disent que si elles manquent le tournant, à un moment donné elles risquent d’avoir des problèmes. Par contre, chez les multinationales, il y a cette notion de retour très rapide sur investissement.
Mais on est à un tournant, dans le textile on travaille sur une initiative qui pourrait être vraiment à très grande échelle avec des grandes marques qui nous rejoignent et qui veulent maintenant travailler toutes ensemble. Déjà rien que ça, de se dire que les marques commencent à se mettre autour d’une table pour travailler ensemble pour maintenant changer leur industrie, c’est du lourd.